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Dix clés de compréhension des rapports entre islam et pouvoir au Cameroun en contexte électoral : pourquoi les imams ne peuvent pas adopter une posture d’opposition politique – Analyse du Dr Fouapon Alassa 

Introduction : contexte national et incompréhensions croissantes

Depuis quelques temps, le paysage socio-politique camerounais est traversé par une tension particulière autour des rapports entre religion et politique. Certains prêtres de l’Église catholique ont exprimé dans leurs homélies et discours publics, de vives critiques contre le régime en place. Ces positions ont suscité des débats, parfois virulents, dans l’espace public. Une question revient avec insistance : pourquoi les imams et dignitaires musulmans ne suivent-ils pas la même voie ? Pourquoi semblent-ils garder le silence, là où d’autres figures religieuses interpellent le pouvoir avec véhémence ?

Pour répondre à cette interrogation, il convient d’adopter une démarche rigoureuse, loin des jugements simplistes. Cette note de communication s’inscrit dans le prolongement d’un travail de recherche intitulé Islam et pouvoir au Cameroun postcolonial, et vise à démontrer que les imams ne peuvent pas, et ne doivent pas, adopter une posture d’opposition politique frontale, pour des raisons structurelles, doctrinales, institutionnelles et géopolitiques.

Une formation religieuse centrée sur le spirituel, non sur le politique

Contrairement à d’autres contextes islamiques marqués par l’influence de mouvements politiques religieux (comme les Frères musulmans en Égypte ou certains courants chiites en Iran ou au Liban), les imams camerounais ont reçu une formation exclusivement théologique, orientée vers la piété personnelle, l’éducation religieuse et la direction du culte. Leur rôle est d’enseigner le Coran, de guider les fidèles vers Dieu, de conduire la prière, de célébrer les rites, et de transmettre l’éthique islamique du comportement individuel et collectif. Ils ne sont ni formés ni mandatés pour être des acteurs politiques au sens militant du terme.

« Le meilleur d’entre vous est celui qui apprend le Coran et l’enseigne. » (Hadith rapporté par Boukhari) Ce hadith résume bien la vocation spirituelle et éducative des imams, distincte de toute logique d’affrontement partisan.

Une différence statutaire avec les prêtres catholiques : protection du Vatican versus vulnérabilité des imams

Il est essentiel de souligner une différence institutionnelle majeure entre prêtres catholiques et imams musulmans : les prêtres sont, dans une certaine mesure, des agents d’une diplomatie internationale. En effet, l’Église catholique est structurée comme une puissance religieuse transnationale, dotée d’un État (le Vatican), qui dispose d’une représentation diplomatique reconnue dans presque tous les pays du monde, y compris au Cameroun. Cela confère aux prêtres une protection politique, morale et parfois juridique, en cas de tension avec les autorités locales. Ils peuvent ainsi s’exprimer avec une certaine assurance, portée par la couverture institutionnelle du Saint-Siège.

 À l’inverse, les imams ne dépendent d’aucune structure étatique extérieure, ni d’un appareil diplomatique religieux international. Ils sont des citoyens camerounais, sans protection juridique particulière autre que celle offerte à tout citoyen. Une prise de position frontale contre le pouvoir les exposerait directement, sans recours extérieur possible, et mettrait potentiellement en péril leur mission, leur communauté, et leur propre sécurité.

Une liberté de culte garantie : aucun grief majeur contre l’État

L’une des raisons fondamentales pour lesquelles les imams ne s’opposent pas au régime réside dans un constat simple mais essentiel : l’État camerounais ne porte pas atteinte à la liberté de culte musulman. Bien au contraire. Les mosquées sont construites partout, y compris dans les quartiers résidentiels et les enceintes publiques : Des salles de prière existent dans des bâtiments publics sans entrave. Les prêches sont librement tenues au micro sans censure systématique. Pendant le Ramadan, les autorités accompagnent les musulmans dans leur jeûne et facilitent l’organisation du Hadji. Les orphelinats, centres islamiques, écoles coraniques et complexes éducatifs sont autorisés et même parfois soutenus. Même lorsque des citoyens adressent des plaintes pour faire interdire un imam ou fermer une mosquée, la réponse des hautes autorités a souvent été en faveur de la tolérance religieuse et du respect de la liberté de culte.

Un État ouvert à la coopération avec les acteurs musulmans

En matière d’éducation et de développement, l’État camerounais n’a pas empêché l’installation d’associations et ONG islamiques, ni la construction d’établissements privés d’inspiration musulmane. L’enseignement privé islamique est reconnu et même subventionné au même titre que les enseignements privés catholique et protestant. Les jeunes filles peuvent y porter le voile et participer aux activités publiques. Le Complexe islamique de Tsinga, fruit d’une coopération diplomatique entre le Cameroun et l’Arabie Saoudite, en est un symbole fort. Au sud nous avons vu une école musulmane prendre part au défilé du 11 février avec les jeunes filles voilées devant les autorités.

Sur le plan économique, l’État a reconnu et intégré la finance islamique comme levier de développement. Cela constitue un tournant majeur, tant cette finance porte une vision alternative du développement fondée sur la justice sociale, la solidarité et la lutte contre l’usure.  Il serait incohérent de dénoncer un pouvoir qui, dans les faits, n’entrave en rien la pratique musulmane, ni ne bloque les initiatives islamiques dans les domaines de l’éducation, de la finance ou de la santé.

Un discours moral, pas partisan : la réforme par l’exemplarité des cadres musulmans

Certes, les citoyens se plaignent de la corruption, des détournements de fonds, des abus administratifs. Les imams ne doivent pas rester sourds à ces souffrances. Mais leur réponse doit demeurer éthique et spirituelle, fidèle à leur mandat religieux. Un travail qui est de plus en plus fait par les imams et prédicateurs. Ils prêchent la réforme intérieure, l’élévation morale, ils dénoncent l’injustice sociale, la corruption et appellent à la responsabilité des citoyens en général et des cadres musulmans en particulier. Leur discours vise la transformation du cœur, non la conquête du pouvoir.  « Allah ne change pas l’état d’un peuple tant qu’ils ne changent pas ce qui est en eux-mêmes. » (Coran, 13:11) Ce verset oriente leur posture : changer le monde commence par changer les cœurs. Ils dénoncent donc les injustices, mais sans agressivité, sans désignation directe de coupables, et sans politisation de leur parole.

Ne pas confondre les rôles : les politiques musulmans peuvent s’exprimer, pas les imams

Dans une société démocratique, les citoyens musulmans qui exercent une fonction politique, intellectuelle ou journalistique peuvent – et doivent – critiquer les dérives du système, en toute légitimité. Mais les imams ont une fonction différente. Ils sont des guides spirituels, des éducateurs religieux, des promoteurs de paix sociale. Les entraîner dans un conflit politique ouvert serait mettre en péril la neutralité de la mosquée, la paix communautaire et la confiance dont ils bénéficient au sein de toutes les classes sociales. L’exemple du Prophète Muhammad à Médine reste un modèle : malgré les tensions, il a maintenu un pacte de coexistence avec les juifs et les païens. Il a fait primer l’ordre social et la stabilité sur l’affrontement idéologique.

Une lecture politique du religieux, au cœur des mutations postcoloniales

Dans le contexte camerounais, historiquement, l’Islam s’est présenté non comme une force d’opposition au politique, mais comme un acteur à part entière de la construction nationale, parfois partenaire, souvent intercesseur dans l’espace public. Les organisations islamiques camerounaises apparaissent ainsi comme : Des opérateurs de développement communautaire, Des vecteurs de diplomatie religieuse, Des entités de médiation sociale, Et des espaces de production de citoyenneté alternative.

Les organisations islamiques face au pouvoir : ne pas sacrifier l’intérêt de la communauté au profit des ambitions personnelles

Si les imams doivent rester fidèles à leur mission spirituelle, les organisations islamiques, quant à elles, ont une responsabilité plus large dans l’articulation entre l’Islam et le pouvoir. Elles bénéficient souvent d’un statut reconnu, de ressources, de réseaux, et sont appelées à négocier, proposer, plaider et représenter les intérêts des musulmans auprès des pouvoirs publics.

Mais il faut ici lancer un appel clair : ces organisations ne doivent pas instrumentaliser cette position d’intermédiation pour défendre des intérêts individuels ou des agendas personnels. La quête de postes, de subventions, de visibilité ou d’influence ne doit jamais primer sur la défense des droits collectifs des musulmans camerounais, ni sur la fidélité aux principes de justice, de solidarité et de vérité que commande l’islam.

L’histoire récente du Cameroun montre que certaines tensions internes à la communauté musulmane trouvent leur source moins dans des divergences religieuses que dans des rivalités de leadership, des luttes d’influence, ou des calculs politiques mal dissimulés.  

Ainsi, les négociations avec l’État doivent rester transparentes, inclusives et orientées vers l’intérêt général du peuple en général, de la communauté musulmane en particulier, en matière d’éducation, de développement économique, de justice sociale, de représentation dans les institutions et de lutte contre la stigmatisation de l’islam et des musulmans. La communauté musulmane, dans sa diversité, attend de ses représentants une hauteur morale, une vision à long terme, et un sens du bien commun qui dépassent les considérations circonstancielles. La responsabilité historique des organisations islamiques, dans un contexte de recomposition politique, est de préserver l’unité, de défendre la dignité et de promouvoir l’excellence au service d’un islam utile à la nation.

La retenue, l’éthique de la critique et la responsabilité religieuse des fidèles musulmans

Dans un contexte de tensions sociales, de frustrations et de crise de confiance généralisée, certains musulmans, parfois animés de bonnes intentions, versent dans la critique brutale, l’accusation sans fondement, et l’insulte publique à l’égard de leurs propres leaders religieux ou communautaires.

Cette dérive est d’autant plus grave qu’elle se fait sans connaissance des réalités, sans preuve claire, et souvent sans égard pour les conséquences sur la cohésion de la communauté musulmane. Or, l’islam appelle à la retenue, à la pudeur, à la bienveillance et à la justice, même dans la critique.

« Ô vous qui avez cru ! Évitez de trop conjecturer sur autrui car une partie des conjectures est un péché. Et n’espionnez pas, et ne médisez pas les uns des autres. » (Coran, 49:12)

« Quiconque couvre (les défauts) de son frère musulman, Allah couvrira ses défauts le Jour du Jugement. » (Hadith rapporté par Muslim)

Lorsqu’un dirigeant ou un dignitaire musulman commet une erreur ou mène une activité mal comprise, il est du devoir religieux de chercher à le comprendre, de lui parler en privé, ou d’écrire avec respect pour lui exprimer ses réserves. Le Prophète (PSL) n’a jamais encouragé l’humiliation publique, mais la correction fraternelle, la prière pour la réforme, et le dialogue discret.

Les insultes sur les réseaux sociaux, les campagnes de dénigrement, les vidéos moqueuses ou diffamatoires ne font qu’affaiblir la communauté musulmane, salir son image, et donner du crédit à ceux qui l’accusent de division et d’incohérence.

« Celui qui ne respecte pas nos anciens, n’est pas miséricordieux envers nos jeunes et ne reconnaît pas le droit de nos savants n’est pas des nôtres. » (Hadith rapporté par Ahmad)

Il est donc impératif d’éduquer les musulmans à la maîtrise de la langue, à la patience face aux incompréhensions, et à la responsabilité morale dans la manière dont ils gèrent leurs frustrations. Car c’est dans la tempérance que se mesure la grandeur d’une communauté.

La réforme ne se fait pas toujours par la violence verbale, ni physique. Elle passe également par la correction sincère et discrète, la solidarité critique, et l’invocation d’Allah pour qu’Il éclaire les cœurs, corrige les erreurs, et raffermisse les engagements.

La responsabilité des autorités : préserver la neutralité spirituelle des imams

Le rôle des imams dans la société camerounaise est à la fois religieux, social, moral et parfois même symboliquement politique. Ils sont des agents de paix, de cohésion, d’éducation et de prévention des tensions. Leur influence sur les fidèles est réelle, mais elle ne peut être instrumentalisée sans danger pour la communauté ni pour la stabilité nationale. Il est donc important que les autorités publiques comprennent la sensibilité et la délicatesse de la position des imams, qui doivent parler au nom de tous leurs fidèles, souvent divisés eux-mêmes sur le plan politique ou social. Leur imposer une prise de position publique et officielle dans des contextes électoraux ou de crise politique revient à les exposer à la vindicte populaire, à des fractures internes, voire à la perte de leur autorité morale.

    Un imam ne peut pas être un porte-voix politique sans se couper de sa mission première : guider spirituellement, préserver la paix intérieure, appeler à la justice et au bien commun, sans alimenter les clivages partisans. Le pouvoir doit faire preuve de discernement et éviter d’exiger des leaders religieux musulmans qu’ils se prononcent dans des termes qui les assimileraient à des acteurs politiques engagés, au risque de compromettre leur légitimité religieuse.

    Ce respect de leur posture spirituelle est une garantie de stabilité sociale, car les imams, lorsqu’ils sont protégés dans leur neutralité et soutenus dans leur rôle de médiateurs, peuvent devenir des ponts entre les citoyens et l’État, entre la foi et la République. De plus, les autorités doivent éviter toute pression directe ou indirecte sur les leaders musulmans pour qu’ils s’expriment dans un sens ou un autre sur des sujets politiques controversés. La préservation de la dignité des imams est aussi une manière de renforcer la confiance des fidèles envers l’État et ses institutions.

Conclusion : un choix de paix et de négociation permanente avec le pouvoir et non une soumission et une trahison du peuple

Il faut cesser de suspecter ou d’accuser les imams et organisations islamiques de complicité parce qu’ils ne dénoncent pas frontalement les dérives du pouvoir. Ils ne trahissent pas l’Islam, car l’Islam n’a pas été menacé par les autorités camerounaises. Sur des questions de gouvernance, ils n’évitent pas la posture frontale par lâcheté, mais par responsabilité religieuse, sens du devoir, et fidélité à leur formation et à leur mission. Ils savent que la paix religieuse est un bien trop précieux pour être sacrifié sur l’autel de la politisation directe des discours religieux. Dans un pays jeune, en construction, traversé par des fragilités identitaires, les imams jouent un rôle central dans la stabilisation des consciences, la prévention de l’extrémisme violent et la consolidation de la coexistence. Ceux qui souhaitent un changement politique peuvent passer par les urnes, les partis politiques, les syndicats, les universitaires. Mais qu’on laisse aux imams leur mission historique de paix. Ils ne sont ni complices, ni déconnectés. Ils sont les garants silencieux d’une stabilité que beaucoup prennent pour acquise.

Dr FOUAPON ALASSA

Enseignant Université de Yaoundé I

Auteur du livre :  ISLAM ET POUVOIR AU CAMEROUN POSTCOLONIAL

Organisations islamiques entre compromis, diplomatie et concurrence dans l’arène du développement

Conseillé Technique du Conseil des Imans et Dignitaire Musulmans du Cameroun (CIDIMUC)

Codonateur National du Collectif Islamique du Cameroun Pour la Recherche-Action et l’Appuis au Développement (CRICRAD)

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